mercredi 24 juillet 2013

86 Sur un article du Journal de Rouen (1er décembre 1849)

A propos d’un article sur la mort de Chopin et sur la souscription Pleyel


Classement : presse française ; Chopin




Cet article non signé, intitulé « Monument à la mémoire de Chopin », est cité par Frederick Niecks, et à sa suite par Edouard Ganche (entre autres) ; il est disponible en ligne sur le site des Archives Départementales de la Seine-Maritime (pages 2 et 3, dans la partie « Feuilleton », en bas de page).
Son intérêt est triple : d’une part, il évoque l’hypothèse selon laquelle Chopin descendrait de la famille Chopin d’Arnouville, d’autre part il rend compte, dans une certaine mesure, de la popularité de Chopin à la fin de sa vie ; enfin, il prend part à la querelle entre la France et la Pologne sur l’appartenance de Chopin.

Texte
«  Page 2, colonne 3
Monument à la mémoire de Chopin
La mort de Chopin est un de ces faits déplorables que l’histoire de l’art enregistre tristement dans ses annales. La perte d’un homme de génie qui disparaît avant l’âge ruine le présent et déshérite l’avenir : c’est un malheur irréparable. Chopin était un génie spécial, mais un génie profond, intime, original, créateur. Il a été moissonné dans la force de l’âge, au moment où il allait enfin pouvoir imposer à l’art, qui a été le culte et l’amour de toute sa vie, la marche progressive dont il avait révélé le secret sous de mystérieuses formules, que la légèreté ou la routine de ses contemporains avaient tout d’abord méconnues ou négligé

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d’étudier assez pour les comprendre. L’art musical, et particulièrement une de ses parties importantes, l’école du piano, ont donc notablement à souffrir de la disparition de ce génie élevé, qui, en s’éteignant trop tôt, laisse encore ténébreuses les voies nouvelles qu’il avait ouvertes, avant d’avoir eu le tems [sic] de les rendre praticables et faciles à d’heureux imitateurs.
Aussi la mort de Chopin a-t-elle profondément ému le monde artistique. Les derniers momens [sic] de ce grand artiste ont été dignes de sa vie et de sa haute et noble intelligence. Il a subi les angoisses d’une cruelle agonie avec une résignation et une fermeté d’âme qui ne se sont pas démenties un instant. Il est mort dans les bras d’une sœur chérie, entouré d’amis dévoués, d’admirateurs enthousiastes, dont les regrets et la douleur n’ont pas été stériles. On lui a décerné les honneurs dus à son rare talent, à son beau génie. Nous avons rendu compte de l’imposante cérémonie qui a illustré les obsèques de l’inimitable pianiste, du compositeur inspiré. L’élite des musiciens de Paris a exécuté, dans l’église de la Madeleine, le Requiem de Mozart. C’était le dernier vœu de Chopin, que son service funèbre fût célébré par la sublime mélodie, modèle de prédilection, et avec lequel il a ce trait de fatale ressemblance que, comme lui, il a vu se fermer prématurément une carrière dans l’avenir de laquelle il entrevoyait, pour son génie, tant de chefs-d’œuvre à réaliser.
Les amis et les admirateurs de Chopin ne s’en sont pas tenus à cet hommage d’un jour, quels que fussent son éclat et sa touchante solennité. Ils ont voulu offrir à leur illustre ami un témoignage durable de leur tendre affection et de leur pieuse vénération. Ils ont résolu de faire élever sur sa tombe un monument qui perpétue sa mémoire, et qui devienne, dans la vie matérielle, un souvenir populaire, comme ses œuvres sont déjà devenues pour lui, dans la vie intellectuelle, un souvenir intime et impérissable. Ils ont voulu aussi que l’expression de cet hommage fût une manifestation publique, générale, sympatique [sic], la seule qui soit tout-à-fait digne d’un grand artiste. Ils ont donc fait un appel à tous les amis de l’art musical, à Paris et dans toutes les grandes villes de France et d’Europe. Déjà leur voix a été entendue : nous avons sous les yeux une liste de souscription couverte des noms les plus honorables, et grosse déjà de nombreux tributs payés à la mémoire de Chopin, depuis le simple

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don du modeste artiste jusqu’à la riche offrande de l’opulent amateur : tributs égaux d’intention et de valeur morale, puisque c’est le plus noble sentiment qui les prélève et qui les offre.
Un comité a été formé pour surveiller et diriger les opérations de cette souscription. Il se compose de MM. Camille Pleyel, A. Franchomme, Eugène Delacroix, J. Kwiatkowski, C. Gavard, T. Albrecht et E. Hernault. Nous avons reçu des membres de ce comité l’invitation de livrer à la publicité l’objet de la pieuse mission dont ils se sont chargés.
Nous nous empressons d’en donner connaissance aux nombreux amateurs de musique que notre ville renferme. Une liste de souscription est ouverte au bureau du Journal de Rouen, où l’on recevra les offrandes, qui doivent être, le plus tôt possible, remises entre les mains de M. Albrecht, trésorier du comité.
Nous ne doutons pas que cette pensée tout artistique ne trouve de l’écho à Rouen, où l’étude du piano est si généralement répandue. Toutes nos jeunes pianistes connaissent et admirent les œuvres de Chopin. Ses belles études, ses délicieux préludes, ses ravissantes mazurkas, ses mélancoliques ballades, ses gracieuses valses, enfin toutes ces création si élégantes, si suaves, si neuves, si touchantes, si fines, si élevées, sont sur les pupitres de tous les pianos et dans toutes les têtes. Quelques-unes de nos musiciennes ont eu l’inappréciable bonheur d’avoir des leçons de Chopin ; tous nos amateurs se souviennent encore du plaisir indéfinissable que leur ont fait éprouver le jeu fin, expressif, passionné, de Chopin, et ce magnifique concerto en mi, chef d’œuvre du genre, qu’il exécuta avec son incomparable perfection il y a plusieurs années, lorsqu’il vin prêter un fraternel concours à son compatriote et ami, M. Orlowski, dans un concert que ce dernier donnait à l’Hôtel-de-Ville.
Le nom de Chopin a donc dans le monde musical de Rouen une popularité qui assure à sa mémoire une honorable et cordiale sympathie. D’ailleurs, outre son talent et son génie, dont il doit la consécration à la France, il avait encore des liens naturels qui l’unissaient à la mère-patrie des arts et des artistes. Chopin était issu de la famille française des Chopin d’Arnouville, dont un des membres, victime de la révocation de l’édit de Nantes, avait été chercher un asile sur le sol polonais. Le célèbre descendant du sujet proscrit de Louis XIV, Chopin, né à Varsovie en 1810, a reçu de son père la tradition d’un amour sincère pour la France.

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C’est en France qu’il vint à son tour chercher un abri contre les malheurs dont l’invasion russe accabla son malheureux pays d’adoption, et c’est en France qu’il trouva cette hospitalité qui lui devint si glorieuse. Chopin, avec un nom français, une origine française, une renommée toute française, peut bien être, comme l’ont été Gluck, Grétry et Méhul, revendiqué par la France, qui a su honorer sa vie, célébrer sa mort, et qui fait tout pour glorifier sa mémoire. »

Complément : les commentaires de Frederick Niecks (1888)
Voir la page Frederick Niecks biographe de Chopin.
Dans son livre publié en 1888, Chopin as a Man and Musician, disponible en ligne sur le site Gutenberg, cet article est évoqué et étudié au début du chapitre 1 (« Chopin’s ancestors.—his father Nicholas Chopin’s birth, youth, arrival and early vicissitudes in Poland, and marriage.—birth and early infancy of Frederick Chopin.—his parents and sisters ») :  

« The "Journal de Rouen" of December 1, 1849, contains an article, probably by Amedee de Mereaux, in which it is stated that Frederick Chopin was descended from the French family Chopin d'Arnouville, of which one member, a victim of the revocation of the Edict of Nantes, had taken refuge in Poland.
[Footnote: In scanning the Moniteur of 1835, I came across several prefects and sous-prefects of the name of Choppin d'Arnouville. (There are two communes of the name of Arnouville, both are in the departement of the Seine et Oise—the one in the arrondissement Mantes, the other in the arrondissement Pontoise. This latter is called Arnouville-les-Gonesse.) I noticed also a number of intimations concerning plain Chopins and Choppins who served their country as maires and army officers. Indeed, the name of Chopin is by no means uncommon in France, and more than one individual of that name has illustrated it by his achievements—to wit: The jurist Rene Chopin or Choppin (1537—1606), the litterateur Chopin (born about 1800), and the poet Charles-Auguste Chopin (1811—1844).]
Although this confidently-advanced statement is supported by the inscription on the composer's tombstone in Pere Lachaise, which describes his father as a French refugee, both the Catholicism of the latter and contradictory accounts of his extraction caution us not to put too much faith in its authenticity. »

L’auteur de l'article
Selon Niecks, il s’agit d’Amédée de Méreaux (cf. notice dans la Wikipédia anglaise et dans site dédié).
Amédée de Méreaux (1802-1874), musicologue et musicien français, connaît Chopin de longue date (1832) ; installé à Rouen à partir de 1835, il collabore au Journal de Rouen. L'identification de Niecks est donc vraisemblable.

L’auteur de l’article semble bien renseigné sur les circonstances de la mort et des funérailles de Chopin (il indique avoir rendu compte des funérailles, du 30 octobre, dans un numéro précédent [non retrouvé]).

Informations concernant Nicolas Chopin
L’hypothèse « Chopin d’Arnouville »
Voir la page La famille Choppin d'Arnouville.
On trouve sur Internet des « Chopin d’Arnouville » et des « Choppin d’Arnouville », dont certains membres ont eu un rôle notable (par exemple, préfet du Bas-Rhin vers 1830) ; en revanche il n’est pas évident que cette famille ait été protestante, ni qu’un de ses membres ait émigré en Pologne pour cette raison.
L’auteur de l’article ne met en avant aucune source, ni quoi que ce soit, justifiant son affirmation concernant un Chopin d’Arnouville parti en Pologne en 1685.
Il n’en écrit pas moins : « Le célèbre descendant du sujet proscrit de Louis XIV, Chopin, né à Varsovie en 1810, a reçu de son père la tradition d’un amour sincère pour la France. », alors que manifestement, il ne sait rien de Nicolas Chopin : cette phrase relève de la reconstruction biographique (il n’indique même pas le nombre de générations entre « l’exilé de 1685 » et Chopin).
Un aspect qui ne semble pas lui être venu à l'esprit est que si Frédéric Chopin avait été descendant d’un Chopin d’Arnouville émigré suite à la révocation l’édit de Nantes, il aurait pu bénéficier de la loi du 15 décembre 1790 (citée par Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? , p. 20), à condition de prouver sa filiation et de vouloir devenir français :
« Toutes personnes qui, nées en pays étranger, descendent en quelque degré que ce soit  d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion sont déclarés naturels français et jouiront des droits attachés à cette qualité, si elles reviennent en France, y fixent leur domicile et prêtent le serment civique ».
Ce texte, repris par la Constitution de 1791, est resté en vigueur par la suite et a été confirmé (avec des aménagements de procédure) par la loi du 26 juin 1889 (cf. lien : « L'article 4 de la loi du 26 juin 1889 (sur la nationalité) qui précise que : "Les descendants des familles proscrites, lors de la révocation de l'Edit de Nantes, continueront à bénéficier des dispositions de la loi du 15 décembre 1790, mais à la condition d'un décret spécial pour chaque demandeur. Ce décret ne produira d'effet que pour l'avenir." »).

Informations concernant Frédéric Chopin
Année de naissance
L’auteur de l’article donne une date correcte(« 1810 »).

Lieu de naissance
L’auteur fait une erreur sur ce point (« Varsovie » au lieu de Zelazowa Wola).

L’exil de Chopin
Il présente de façon erronée les circonstances du départ de Chopin de Pologne : « C’est en France qu’il vint à son tour chercher un abri contre les malheurs dont l’invasion russe accabla son malheureux pays d’adoption, et c’est en France qu’il trouva cette hospitalité qui lui devint si glorieuse. »
Chopin a quitté la Pologne en novembre 1830, mais avant le début des événements de 1830-1831, dans le but de mieux se former professionnellement, et non pas pour se « chercher un abri » contre l’invasion russe (il y a une confusion entre le cas de Chopin et celui des nombreux Polonais effectivement réfugiés après cette crise), avec pour objectif premier Vienne, et non Paris. Il est vrai que par la suite (septembre 1831), il se rend à Paris (favorable à la cause polonaise) alors que Vienne paraît peu propice professionnellement et se montre plus favorable à la Russie qu'à la Pologne insurgée ; et ce n’est encore que par la suite (formellement, en 1834, ) qu’il décide de ne pas se conformer à la réglementation polono-russe sur les passeports.

La popularité de Chopin
Dans un des derniers paragraphes (page 3, colonne 1), l’auteur écrit comme si Chopin était très connu des amateurs et praticien (nes) de la musique de Rouen. 

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Création : 24 juillet 2013
Mise à jour : 11 avril 2014
Révision : 22 août 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Sur Frédéric Chopin Questions historiques et biographiques
Page : 86 Sur un article du Journal de Rouen (1er décembre 1849)
Lien : http://surfredericchopin.blogspot.fr/2013/07/journal-de-rouen-1849-12-01.html









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