Quelques informations sur la lettre dans laquelle Chopin parle des manifestations pour le général Ramorino et de « la voix menaçante du peuple »
Classement : biographie de Frédéric Chopin ;
période française (1831)
Cette lettre est une des plus connues de la correspondance
de Chopin, notamment parce qu’il y fait état des manifestations en faveur du
général Ramorino, qui ont eu lieu après l’arrivée de celui-ci à Paris, alors
qu’il logeait non loin de l’appartement occupé par Chopin à cette époque. Un
passage de la lettre pose un problème d’interprétation, en ce qui concerne les
sentiments exprimés par Chopin au sujet de ces manifestations.
Elle a été écrite en polonais : je donne
ci-dessous la traduction de Bronislas Sydow, principal éditeur de la
correspondance de Chopin. Le texte polonais sera publié sur une autre page.
Référence
*Correspondance de Frédéric Chopin L’ascension 1831-1840,
édition de Bronislas Edouard Sydow, Paris, Richard-Masse éditeurs, 1954.
Le texte se trouve pages 55 à 63 de ce tome (le second) et
est intitulé : « 100. Frédéric Chopin à Titus Woyciechowski, à
Poturzyn »
L’éditeur
*Bronislas Edouard
Sydow (Bronisław Edward Sydow,
1886-1952) : voir la page du NIFC le
concernant.
Economiste, il est à partir de 1945 membre du bureau de l’Institut
Chopin à Varsovie. Auteur d’une importante bibliographie sur Chopin et du principal
recueil de sa correspondance.
Texte
Je reproduis d’abord telle quelle l’édition de B. Sydow (traduction
de l’original, ajouts entre crochets et notes).
Les astérisques indiquent les notes introduites par moi (en bas de chaque page).
« Page 55
Paris,
le 25 décemb[re] 1831
Page 56
Ma vie bien aimée*,
Voici la deuxième année que mes vœux de fête doivent
franchir dix frontières pour arriver jusqu'à toi. Te voir en chair et en os
pendant la durée d’un seul regard te conserverait mieux à mon cœur que dix
lettres. Aussi j’abandonne cette question. Je ne veux pas t’écrire ex abrupto et je n’ai pas acheté un de
ces petits recueils que filles et garçons vendent ici dans les rues pour deux
sous*. Curieux peuple ! Quand vient le soir, partout on entend crier le
titre de nouvelles petites feuilles volantes, et, pour un sou, on peut acheter
trois ou quatre pages de sottises imprimées telles que l’Art de se faire des amants et de les conserver ensuite, les Amours
des prêtres, l’Archevêque de Paris et Mme la duchesse de Berry* et mille
autres obscénités de ce genre fort spirituellement écrites parfois. En vérité,
ils sont intéressants à observer les moyens employés ici pour gagner un grosz*.
Il faut te dire que la misère est grande en ce moment. Peu d’argent en circulation.
On rencontre quantité de gens en guenilles dont les physionomies sont hautement
significatives. Bien souvent, on entend des menaces contre ce sot de
[Louis-]Philippe qui ne tient plus que par un cheveu à son ministère. La classe
populaire est profondément irritée. A chaque moment, elle est prête à tout
tenter pour sortir de sa situation pénible ; mais malheureusement le
gouvernement la surveille très étroitement et la gendarmerie montée disperse le
moindre rassemblement. J’habite au quatrième étage mais dans un endroit des
plus délicieux car c’est sur les boulevards*. J’ai pour moi tout seul un très
gracieux balcon de fer qui surplombe la rue si bien que je découvre, à droite
Notes
*Ma vie bien aimée :
l’original est « Najdroższe życie
moje! », « ma très chère vie » ; najdroższy est le superlatif de drogi
qui signifie « cher », de la même façon qu’en francais (cher au cœur
et onéreux)
*pour deux sous (original : po 2 sous) : un sou = cinq centimes (sous
l’Ancien régime, 1 livre (valant 1 franc) était divisée en 20 sous, 1 sou en 12
deniers)
*L’archevêque de
Paris avec Mme la duchesse de Berry : dans l’original, on a « L’archevêque de Paris avec Mme la
duchesse du Barry » ; il est probable que Chopin a
commis une erreur en reproduisant le titre de la brochure, puisque Mme du Barry
n’était que comtesse, tandis que la duchesse de Berry était une personnalité des
années 1820-1830.
*grosz : le grosz est le centième du zloty.
*sur les boulevards : le premier logement de Chopin à Paris se trouvait 27, boulevard Poissonnière (septembre 1831-printemps 1832)
Page 57
et à gauche, une grande étendue. Ramorino* (79) est
descendu en face de chez moi, il loge Cité
bergère*, grande cour servant de passage. Tu auras probablement appris de
quelle manière notre général a été reçu en Allemagne et, qu’à Strasbourg, les
Français se sont attelés aux brancards de sa voiture. En un mot, tu sais quel
enthousiasme il soulève partout*. Paris n’a pas voulu se laisser surpasser à
cet égard. Un
millier de jeunes gens peu gouvernementaux, groupés derrière un drapeau
tricolore ont traversé toute la ville pour aller saluer Ramorino*. Il y
avait l’Ecole de Médecine, les « Jeune-France* » (ceux-ci portent une
courte barbe et nouent leur foulard suivant certaines prescriptions). En
France, en effet, chaque parti politique (je parle des plus avancés) s’habille
d’une façon particulière. Les Carlistes* ont des gilets verts. Les Républicains
et les Bonapartistes (ce sont eux qui forment la « Jeune-France »)
sont vêtus de bleu*, ainsi que les saint-simoniens*, appelés aussi
« néo-chrétiens », fondateurs d’une religion ralliant énormément de
prosélytes et qui, eux aussi, sont pour l’égalité.
Bien qu’il fut chez lui, Ramorino ne voulut pas s’exposer à
des désagréments avec le gouvernement (quel sot !) et il s’abstint de se
montrer en dépit des cris et des appels : Vivent les Polonais*,
etc. Son adjudant* (Dzialynski* sans doute) sortit et dit aux manifestants que
le général les invitait à venir le voir un autre jour. Pourtant Ramorino
déménagea le lendemain. Quelques jours après, une multitude ne
Notes
*Cité bergère : ce lieu se trouve dans le 9ème
arrondissement, non loin du boulevard Poissonnière ; Chopin y habitera peu après, du
printemps 1832 au printemps 1833
*tu sais quel enthousiasme il soulève partout (original : wiadomy Ci ten antuzjazm ludu dla naszego Jenerała) : remarquer l'emploi du mot lud
*un millier de jeunes gens peu gouvernementaux, groupés derrière un drapeau tricolore ont traversé toute la ville pour aller saluer Ramorino : dans l'original, cette phrase se trouve après le passage sur les saints-simoniens, sans doute pour compenser le caractère bancal de la phrase de Chopin commençant par « l'Ecole de Médecine »
*Jeune-France (original : "jeune France") : groupe romantique formé en 1830 autour de Gérard de Nerval, Petrus Borel et Théophile
Gautier, ainsi désigné à partir d’août 1831
*Carlistes :
il s’agit ici des partisans de Charles X, roi de 1824 à 1830, renversé par la
révolution de juillet 1830, et non pas des Carlistes espagnols de la même époque
*les Républicains et les Bonapartistes [...] sont vêtus de bleu : (original : Republikanie i napoleoniści, to jest właśnie ta jeune France – [mają] czerwone [kamizelki]) en fait, il s'agit d'un vêtement rouge !
*saint-simoniens :
groupe formé autour de Saint-Simon (1760-1825), préconisant une restructuration
de la société autour des élites scientifiques ; après la mort de Saint-Simon,
prend la forme d’une secte semi-religieuse
*Vivent les Polonais ! : (original : vive les Polonais)
*adjudant :
en polonais adiutant, qui ici signifie plutôt « aide de camp »
*Dzialynski :
Adam Tytus Działyński (1796-1861)
*fils naturel du maréchal Lannes : cette information n'est pas très fortement étayé, Ramorino étant né à Gênes en 1792, époque où Jean Lannes entrait comme volontaire dans les troupes des Pyrénées-Orientales
Page 58
comprenant non* plus
seulement la jeunesse mais aussi toute une foule venue des abords du Panthéon*,
vint de l’autre côté de Paris et se porta vers la maison de Ramorino [cité
Bergère]. Comme une avalanche, le cortège grossit au fur et à mesure qu’il avançait,
tant et si bien qu’au pont (Pont-neuf*), la cavalerie voulut le disperser. Il y
eut des blessés en grand nombre. Cependant quantité de gens* s’assemblèrent au
boulevard juste sous mes fenêtres pour se joindre à ceux venus de l’autre côté
de la ville. La police fut impuissante contre ces masses serrées*. Tout à coup,
survient un détachement d’infanterie. Des hussards, des adjudants de la place à
cheval occupent les trottoirs. Pleine de zèle, la garde repousse la foule de
plus en plus nombreuse et qui commence à gronder*. On arrête des manifestants,
on se saisit du peuple libre*. Terreur. Les magasins se ferment. Des
attroupements sur le boulevard à tous les coins de rue. Sifflets. Des
estafettes vont et viennent au galop (80). Les fenêtres sont garnies de
spectateurs (comme jadis chez nous lors des grandes fêtes*). Cela a duré de
onze heures du matin à onze heures du soir. Déjà, je me réjouissais en pensant
qu’il en sortirait peut-être quelque chose* mais, vers onze heures du soir,
tout s’est terminé par un chœur immense : Allons, enfants de la patrie.
Tu ne peux imaginer l’impression que me fit la voix menaçante du peuple
soulevé*.
On espérait que cette émeute,
comme on dit ici, se poursuivrait le lendemain mais, jusqu'à présent, les sots
se tiennent tranquilles* (80 bis). Seul, Grenoble a suivi l’exemple de Lyon
80-80 bis* Le passage compris entre nos numéros 80 et 80
bis a été dénaturé par Édouard Ganche dans : Frédéric Chopin, sa vie et ses œuvres au point de changer du tout
au tout les sentiments que Chopin y exprime. (page suivante) On lit en effet à
la page 85 de cet ouvrage : « Toutes
les fenêtres étaient bondées de spectateurs et l’agitation dura de onze heures
du matin à onze heures du soir. Je croyais que cette agitation finirait mal,
mais vers minuit les manifestants chantèrent : Allons, enfant de la
patrie ! et se dispersèrent. Je ne puis te dire la désagréable impression
que m’ont produite les voix horribles de ces émeutiers et de cette cohue
mécontente. Tout le monde craignait qu ce tumulte reprît le lendemain ».
C’est de ce texte que d’autres biographes ont déduit que
Chopin avait peur des mouvements populaires et se cantonnait assez égoïstement
dans son art.
Notes
*non : le mot est inutile
*quelques jours après, une multitude ne comprenant plus seulement la jeunesse mais aussi toute une foule venue des abords du Panthéon (original : w parę dni wali się ogromne
mnóstwo juź nie tylko młodzieży, ale i pospólstwa zebranego pod Panteonem) : remarquer ici l'emploi des mots mnóstwo (multitude) et pospólstwo (foule)
*près du pont (Pont-neuf) [original : przy moście (Pont Neuf)]
*quantité de gens (original : to mnóstwo ludzi)
*contre ces
masses serrées (original : tłoczącym się ludziom)
*grandes fêtes (original : wielkie Święto) : il s’agit des fêtes de Pâques
*je me réjouissais en
pensant qu’il en sortirait peut-être quelque chose (original jużem się cieszył, że może się co zrobi)
*la foule de plus en plus nombreuse et qui commence à gronder (original : coraz ciekawsze i mruczące
pospólstwo) : emploi de pospólstwo (foule)
*on se saisit du peuple libre (original : aresztują wolny naród) : emploi du mot naród (peuple)
*tu ne peux imaginer
l’impression que me fit la voix menaçante du peuple soulevé (original : jakie na mnie wrażenie zrobiły te groźliwe głosy
nieukontentowanego ludu – ani pojmiesz! –)
*on espérait que
cette émeute,
comme on dit ici, se poursuivrait le lendemain mais, jusqu'à présent, les sots
se tiennent tranquilles : original : spodziewano się nazajutrz
zaczęcia kontynuacji tej emeuty, jak oni tu zowią – ale durnie cicho do dziś
dnia siedzą
*80-80 bis : cette note fera l'objet d'un commentaire particulier en y confrontant le texte d'Edouard Ganche
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et le diable sait ce
qu’il arrivera encore en ce monde. Au théâtre Franconi (81), où l’on ne joue
plus que des pièces à grand spectacle avec figuration et chevaux, on donne
actuellement un drame racontant l’histoire de nos derniers temps*. La foule s’y
presse avec fureur pour admirer tous ces costumes. On y voit mademoiselle
Plater* au milieu de comparses affublés de noms tels que Lodoïski,
Faniski ; l’une d’elles s’appelle même Floresca. Le général Gigult* y est
présenté comme étant le frère de mademoiselle Plater*, etc. Mais rien ne m’a
amusé comme l’affiche d’un petit théâtre annonçant que la mazurka :
Jeszore polska mirgineta* (82), de Dobruski serait jouée pendant l’entr’acte.
Aussi vrai que je t’aime,
81. Le Théâtre Franconi, illustres écuyers, avaient
transféré de la rue Saint-Honoré au « Boulevard du Crime* » leur
célèbre établissement. Au succès du singe Jocko qui avait fait courir tout
Paris succéda celui de grandes pantomimes et drames historiques avec, comme le
dit Chopin, uniformes et chevaux. La pièce dont parle le compositeur était due
à un spécialiste du mélodrame : Auguste Lepoitevin de Légreville
Sain-Allemande (1791-1854), dit de Viellerglé, dit Prosper, dit Mme Aurore
Cloteaux qui après avoir dirigé le Figaro
et en avoir fait une feuille politique fabriquait des pièces de théâtre pour
tenter de récupérer les 40.000 francs qu’il avait engloutis dans une entreprise
industrielle. Il y parvint mais les perdit peu après dans une spéculation
malheureuse. A bout de ressources, il fonda le Satan qui fusionna avec le
Corsaire et devint une des armes de l’opposition. La pièce dont Chopin
parle s’intitule : « Les
Polonais, événemens historiques en 4 actes et 12 tableaux par M.
Prosper ». Elle fut créée au Cirque Olympique, le 22 décembre 1831.
82. Cette affiche aurait dû porter « Jeszcze Polska nie zginela ». Tel
est en effet le titre non d’une mazurka
de Dobruski mais de la célèbre Marche triomphale de Dombrowski.
Notes
*l’histoire de nos
derniers temps : c’est-à-dire l’époque de l’insurrection de 1830-1831
*mademoiselle Plater :
original : « Panna Plater ».
Il s’agit d’Emilie Plater (Emilia
Platerówna, 1806-1831), héroïne de l’insurrection de 1830-1831 (en Lituanie)
*mademoiselle Plater :
original : Platerówna (=la fille
Plater, sans nuance péjorative)
*général Gigult :
Antoni Giełgud (1792-1831)
*que la
mazurka : Jeszore polska mirgineta (82), de Dobruski serait jouée pendant
l’entr’acte : original (idem) « że podczas
antraktu grać będą la mazurka Dobruski "ieszore polska mirgineta" ».
Ce que Chopin cite de l’affiche est exactement « la mazurka Dobruski ieszore polska
mirgineta »
*« Boulevard du
Crime » : le boulevard du Temple, haut lieu du théâtre mélodramatique
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ce n’est pas une plaisanterie. Des amis qui en furent
témoins se sont étonnés comme moi de pareilles sottises de la part de
Français ! A
propos, mon concert a été remis au 15 ; monsieur Véron*, directeur de
l’Opéra, m’ayant refusé le concours d’une cantatrice. Un grand concert a lieu
aujourd'hui à l’Opéra italien. On y entendra la Malibran*, Rubini*, Lablache*,
Santini*, Mme Raimbeaux*, Mme Schröder* et Mme Cavadory*. Herz* jouera
également et (ce dont je suis le plus curieux) de Bériot (83), le violoniste
dont la Malibran s’est éprise. Comme je voudrais que tu sois ici. Tu ne
pourrais croire combien je suis triste de n’avoir personne auprès de qui
m’épancher. Tu connais la facilité avec laquelle je me lie, tu sais combien
j’aime parler à quiconque de n’importe quoi, eh bien ! j’en ai par-dessus
les oreilles de semblables connaissances alors que je ne puis confier un soupir
à personne. Mes sentiments sont toujours en syncopes avec ceux des autres. Je
m’en tourmente et tu ne pourrais croire à quel point j’aspire à une pause
pendant laquelle, de toute une journée, personne ne me parlerait.
Il m’est insupportable, pendant que je t’écris, d’entendre
tinter la sonnette et qu’un être grand, solide et pourvue de moustaches énormes
s’introduise auprès de moi, prenne place au piano et se mette à improviste Dieu
sait quoi en dehors de tout sens commun. Il tape sur le clavier et le broie,
saute sur place, croise les mains et, pendant cinq minutes, frappe la même note
d’un doigt formidable créé de toute évidence pour le fouet et les guides de
quelque
83. Charles de Bériot (1802-1870), célèbre violoniste belge.
Second mari de la Malibran.
Notes
*monsieur Véron :
Louis Véron (1798-1867), médecin, journaliste politique et culturel,
directeur de l’Opéra de Paris de février 1831 à août 1835
*la Malibran :
Maria Malibran (1808-1836), cantatrice sœur de Pauline Viardot
*Rubini : Giovanni Battista Rubini (1794-1854), chanteur italien
*Lablache : Luigi Lablache (1794-1858), chanteur italien
*Santini :
cantatrice (non documentée)
*Mme Raimbeaux : cantatrice (non documentée)
*Mme Schröder :
Wilhelmine Schröder-Devrient (1804-1860), cantatrice allemande
*Mme Cavadory : cantatrice (non documentée)
*Herz : Heinrich
Herz (1803-1888), compositeur français d'origine allemande
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régisseur du fond de l’Ukraine*. Tel est le portrait de
Sowinski* qui ne possède d’autres vertus que d’avoir une bonne figure et un bon
cœur pour lui tout seul. Jamais rien ne représentera pour moi le charlatanisme
ou la bêtise en art comme ce que je dois entendre alors tout en me
débarbouillant et en me promenant dans ma chambre. Mes oreilles en rougissent.
Je l’expulserais volontiers mais je dois le ménager et même lui rendre son
affection. Impossible d’imaginer rien de pareil, mais comme ceux qui ne s’y
connaissent qu’en cravates les tiennent pour quelqu'un, alors il faut
fraterniser. Mais ce qui surtout me fait tourner le sang, c’est son album de
chansons grossières, dénuées de sens et nanties des pires accompagnements, sans
la moindre connaissance ni de l’harmonie, ni de la prosodie et s’achevant par
des contredanses qu’il appelle recueil de chants polonais. Tu sais combien j’ai
toujours cherché à exprimer le sentiment de notre musique nationale et comme
j’y suis, en partie, arrivé. Alors rends-toi compte de l’agrément que j’éprouve
lorsqu’ayant glané par-ci par-là, chez moi quelque phrase dont toute la beauté
réside souvent dans l’accompagnement, il se met à la jouer à la manière d’un
organiste de village ou d’un musicien de gargote, de taverne ou de mastroquet.
Il n’ay a rien à lui faire comprendre car il ne peut concevoir une phrase
musicale autrement que de la façon dont elle vient de sortir de sa patte. C’est
un Nowakowski* du côté gauche. Et quel bavard ! Il parle de tout et
surtout de Varsovie où il n’est jamais allé. Parmi les Polonais, je vois
surtout les Wodzinski*, les Brykczynski*, tous de bons garçons. Ce Wodzynsio*
me demande souvent pourquoi tu ne
Notes
*d’un doigt
formidable créé de toute évidence pour le fouet et les guides de quelque
régisseur du fond de l’Ukraine : (original :) ogromnym
paluchem, który gdzieś tam na Ukrainie do ekonomskiego batoga i do lejc był
przeznaczony ; il
suffirait de traduire « un régisseur d’Ukraine » (l’Ukraine étant une
ancienne province polonaise)
*Sowinski : Albert Sowinski (Wojciech Sowiński, 1805-1880), pianiste et compositeur polonais
*Nowakowski :
sans doute Joseph Nowakowski (Józef Nowakowski, 1800-1865)
*Wodzinski :
voir la page La
famille Wodzinski
*Brykczynski :
Stanislas Brykczynski (Stanisław
Brykczyński. Cf. lien)
*Wodzynsio :
diminutif de « Wodzinski » ; il s’agit sans doute d’Antoni
page 62
viens pas nous
rejoindre. Tous espèrent que tu arriveras bientôt parce qu’ils ne te
connaissent pas. Il me semble que je te connais, moi, et je sais où tu te
rendras d’abord. A l’instant même, alors que j’allais entamer la description
d’un bal où j’ai été ravi par une divinité aux cheveux noirs ornés d’une rose,
voici que je reçois ta lettre. Tout le moderne sort
de mon esprit*. Je me rapproche plus encore de toi. Je te prends la main et je
pleure. J’ai reçu ta lettre de Lwow. Nous nous reverrons d’autant plus tard, si
jamais nous nous revoyons, car, à vrai dire, ma santé est bien misérable.
Extérieurement, je suis gai, surtout parmi les miens (j’appelle miens les
Polonais)* mais intérieurement bien des choses me font souffrir. Certains
pressentiments, des rêves ou bien l’insomnie, la nostalgie, l’indifférence, le
désir de vivre et, un moment plus tard, celui de mourir, une sérénité
délicieuse, une sorte d’engourdissement, je me sens loin de tout et, parfois
des souvenirs précis me tourmentent : L’amertume, l’aigreur, un affreux
mélange de sentiments me bouleversent et m’agitent. Je suis plus bête que
jamais. Ma vie, pardonne-moi. C’est assez. Et maintenant, je vais m’habiller
puis je prendrai une voiture pour aller au dîner donné aujourd'hui en l’honneur
de Ramorino et de Langermann* au Rocher
de Cancale, le plus grand restaurant de Paris*. Il y aura plusieurs
centaines de convives. Kunasik* et le brave Biernacki* m’ont apporté une
invitation il y a quelques jours ; alors Charles n’est décidément pas
son gendre*.
Ta lettre m’a apporté aujourd'hui beaucoup de
nouveautés. Tu m’as fait le don de quatre pages et de trente-sept lignes.
Depuis ma venue en ce monde, je n’avais
Notes
*tout
le moderne sort de mon esprit (original : wychodzi mi wszystko moderne
z głowy)
*parmi les miens
(j’appelle miens les Polonais) [original : między swoimi (swoimi
nazywam Polaków)]
*Langermann :
George Langermann (Georg Langermann, 1791-1861), officier allemand de la Grande
Armée, puis de l’armée polonaise de l'insurrection de 1830-1831, proche de Ramorino
*au Rocher de Cancale, le plus grand
restaurant de Paris (original : w najogromniejszej restauracji "Au
Rochercancal")
*Kunasik :
personnalité non documentée ; peut-être Kunasek ?
*Biernacki :
Aloïs Biernacki (Alojzy Prosper Biernacki,
1778-1854), membre du gouvernement national polonais pendant l'insurrection
*alors Charles n’est décidément pas son gendre (original : Karol
więc décidément nie jego zięciem)
Page 63
jamais reçu rien de pareil. A nul moment, tu ne m’as ainsi
comblé – et j’avais besoin de quelque chose de ce genre. Ce que tu m’écris sur
la voie que je dois suivre est une vérité répondant à mes convictions ;
mais, mon cher, ne trouve pas mal que j’aille de l’avant dans mon propre
équipage (84), ayant seulement loué un cocher pour les chevaux.
Pardonne-moi, mon ami, le disparate de ma lettre. Je la
termine sinon je ne pourrais la mettre à temps à la poste. On est son propre
maître et son propre serviteur. Ecris, de grâce, aie pitié. Je t’embrasse. A
toi jusqu'à la mort.
Fryc.
J’envoie cette lettre comptant sur ton esprit de
charité.
84. Allusion à l'indépendance de la musique. »
Notes
*ce que tu m’écris
sur la voie que je dois suivre : ???
*ayant seulement loué un cocher pour les chevaux : (original : tylko furmana do koni nająłem) ???
*ayant seulement loué un cocher pour les chevaux : (original : tylko furmana do koni nająłem) ???
Commentaires
A suivre
*Texte original polonais
*Version (partielle) d'Edouard Ganche
*Analyse du passage sur le général Ramorino
*Analyse de la phrase « Tu ne peux imaginer l'impression que me fit la voix menaçante du peuple soulevé »
Création : 25 novembre 2015
Mise à jour : 25 décembre 2015
Révision : 15 octobre 2017
Auteur
: Jacques Richard
Blog :
Sur Frédéric Chopin Questions historiques et biographiques
Page : 225 La lettre de Chopin à Titus Woyciechowski (25 décembre 1831)
Lien : http://surfredericchopin.blogspot.fr/2015/11/lettre-de-chopin-titus-25-decembre-1831.html
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